lundi 4 mai 2009

Enfance à Versailles

Julien Gracq écrivait qu'il n'aurait pu vivre à Versailles. Y ayant vécu mon enfance et une partie de mon adolescence, j'ai voulu il y a quelques années extraire de mon expérience un texte décrivant ce que l'on pouvait ressentir à vivre dans cette ville, et le donner à lire à cet écrivain dont beaucoup de pages m'avaient charmé et inspiré. Voici ce texte:

Ma chambre était perchée au dernier étage d'un immeuble des années soixante, dans une mansarde que la conservation d'un style homogène à la ville de Versailles impose aux architectes qui y construisent. Le bâtiment, en forme de H, ménageait grâce à une voûte sous sa barre transversale, le passage à une rue que je voyais disparaître sous mes pieds. Par le créneau qui s'ouvrait devant moi, au nord, mon regard s'élançait au-dessus de la ville jusqu'à la forêt qui fermait l'horizon. L'hiver, celle-ci n'était qu'un crayonnage noirâtre, souvent perdu dans la mouillure des crachins la journée et se confondant tôt, le soir, avec la grisaille assombrie du ciel. Des nuées de corbeaux croassant survolaient sa lisière d'est en ouest pour aller dormir, et le matin migraient dans l'autre sens dans un tintamarre joyeux, que je prenais, lorsque les volets étaient encore fermés et que je l'entendais de mon lit, ou bien lorsque l'horizon étant bouché par la brume je ne voyais contre les vitres qu'une teinte grise qui me donnait l'impression d'être isolé sur un îlot perdu au milieu de la mer, pour les cris de mouettes se disputant du poisson.
Tout autre était le spectacle l'été, quand la chaleur du soleil réverbéré par la pierre et l'ardoise semblait faire onduler les toits et transformait le ruban vert de la forêt en alignement de fleurs de brocolis. Au retour des vacances, leur couleur avait viré au roux, mais de leur masse mousseuse, émergeaient toujours inchangées et fidèles les têtes de deux châteaux d'eau jumeaux, qui nous servaient de repère et donnaient à la forêt son signe distinctif. Ils marquaient pour ma petite soeur la limite du monde et elle ne pouvait croire que le village de la Manche où nous passions juillet et août fût plus éloigné encore.
Leur inaccessibilité nous était d'ailleurs confirmée par nos parents, qui, lorsqu'en voiture nous roulions dans une forêt et rencontrions deux semblables réservoirs, décevaient nos espérances de les avoir enfin atteints en affirmant que ce n'étaient pas eux.
Plus à l'est, la muraille de l'immeuble arrêtait le regard. Mais par les fins de matinées ensoleillées, lorsque le toit d'ardoises éblouissant de lumière réfléchie amenait à l'esprit des images de nappes liquides, que les antennes de télévision qui en dépassaient semblaient être, immobiles, les mâts de bateaux à l'ancre et que, plus loin, le clocher en forme de dôme de l'église baroque lançait dans le poudroiement doré de la brume l'appel de ses cloches de bronze, j'avais la révélation d'habiter près d'un port animé et italien.
Le soir, c’est en regardant du côté du couchant, là où le ciel plus clair tendait sa toile unie derrière les arabesques des martinets, que j’étais transporté, non dans un autre lieu mais une autre époque. Je savais que, caché par l’immeuble, s’étendait, limitant la ville, le château qui s’ouvrait sur son parc et la campagne. Dans le flamboiement du soleil et de ses reflets dans les pièces d’eau, se préparaient les festivités auxquelles participaient chaque beau soir d’été, le roi et les seigneurs, revenants inaccessibles aux vivants pour qui les grilles restaient fermées. Et quand le soleil avait disparu entre les deux peupliers du bout du canal, et que le rose du ciel répondait à celui des colonnes de marbre, alors, dans la brise tiède et douce qui faisait osciller les lanternes au-dessus de leurs têtes, le roi levait sa canne à pommeau d’or pour que commençât la fête, et les princes en habits brodés glissaient silencieusement sur le dallage au rythme lent d’une danse d’autrefois. J’étais fier de connaître l’existence de ces secrètes cérémonies mais mélancolique de n’y pouvoir assister, et je restais longtemps, pendant que ma famille était réunie au salon, accoudé à la barre d’appui de ma fenêtre, à suivre des yeux le vol agité des martinets. J’avais alors le bonheur de me sentir transporté avec eux dans les airs et de participer à leur effervescente et démonstrative joie, dont les manifestations stridentes et zigzagantes me faisaient oublier les propos terre à terre et blessants des humains.

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